Lettre d'un enseignant de Villiers le Bel
Je publie une lettre, juste et émouvante, de l'ex professeur d'histoire de Laramy, l'un des deux jeunes décédés sur
une mini-moto à Villiers-le-Bel, qu'il a adressée au Parisien.fr.
«Dimanche, un de mes anciens élèves est mort. Un élève sympathique,
« bon esprit » comme on dit, aimé de ses camarades et estimé de ses
professeurs. Je me revois encore en train de faire devant lui un cours
de sécurité routière sur l'usage des deux-roues. Le sort est parfois
ironique dans sa cruauté.
Aujourd'hui, je reviens à Villiers-le-Bel. Je n'y enseigne plus depuis
un an. Pourtant, je suis né à 500 mètres à peine de là à Sarcelles, de
l'autre côté de la nationale 16. J'y ai vécu pendant 33 ans. Sans y
être, j'y suis toujours.
Lorsque j'avais 17 ans, je voulais fuir et devenir parisien. A 22 ans,
agrégé d'histoire, je suis nommé ici par hasard. Et cette fois, j'aime
les lieux et les gens. Pas par hasard, mais parce qu'il faut être
adulte pour choisir d'aimer ce qu'on est et d'où on vient. Après 9 ans
à enseigner à Villiers, pourtant, je suis parti à nouveau. Envie de
passer du collège au lycée... Constat qu'on a plus les moyens
nécessaires pour faire réussir autrement les élèves... Constat d'une
équipe d'enseignants compétents et inventifs mais démotivés...
Je n'ai jamais cessé de venir à Villiers. J'y ai des amis et des
attaches, d'anciens collègues que je reviens voir. Mais là, aujourd'hui
je re-viens. Après deux jours d'émeutes. Il est 11h30. Je suis avec
Patrice, un ami de Villiers, et Angelo, un pote d'enfance, né aussi à
Villiers et instit là-bas.
Impression étrange. Je commence par aller sur les lieux du drame. On ne
laisse pas un enfant partir sans lui dire au-revoir. Les corps sont
ailleurs. Pas encore de tombe. La mémoire, c'est un réverbère. Quelques
rares bouquets de fleurs. Moins que pour les lieux de mémoire des
accidentés de la route. Deux dessins, sans plus. Comme si la vraie
mémoire circulait par sms ou sur youtube dans les vidéos de l'accident.
Une journaliste fait le tapin à côté du réverbère et interviewe
exclusivement les gens qui n'ont rien à dire.
En remontant la rue, incroyable. Tout est normal. Seuls restent les
marques à terre des objets et véhicules incendiés. Les commerces sont
ouverts, même pas une escarmouche. La haine contre les flics dépasse la
haine contre les choses. La violence a tourné : en 2005 on
s'autodétruisait, là on vise l'ennemi, on préserve son quotidien. Les
boutiques côté gare ont, elles, été touchées : vitrines éclatées, avec
une savante sélection des commerces qui ont été frappés.
Mais restons au « village ». A Villiers, les cités entourent le
village, collées à lui et loin de la gare. Pas comme Sarcelles, avec
ses deux gares, sa cité et son village qui s'ignorent. Le village donc,
est intact. Papys à béret, mémères à chien-chien, lascars et mamans
avec leur progéniture vaquent à leurs occupations. Rien de rien. Ou
presque rien.
En remontant encore, je comprends. VLB est aujourd'hui à la fois un
festival et un parc d'attraction. C'est là la vraie horreur que j'ai
vue. Des hordes de journalistes, quelques élus complaisants, quelques
beaux parleurs patentés commentent la nouvelle attraction du jour : la
bibliothèque brûlée, éventrée. Un autodafé lié sans doute plus à
l'aspect combustible du bâtiment et de son contenu qu'à sa fonction,
sans doute hermétique à ceux qui ont commis un tel acte. Consternation
mise en scène. Autre attraction : «la benne à ordures cramée ». Certain
succès, mais moins que la bibliothèque. Un peu partout dans ce « parc »
médiatique, les voitures de police et les policiers en faction, les
voitures banalisées de la BAC.
Puis, le palais des festivals, ou, si c'est la métaphore du parc
d'attraction que vous voulez filer, le château de Disneyland, en somme
le centre absolu de l'attraction médiatique : j'ai nommé la mairie.
Cars de télévision, journalistes avec caméras. On attend la sortie des
marches. Qui viendra ? le maire ? la procureur ? la ministre ? Le
président ? Perdu, aujourd'hui, c'est le premier adjoint. Le casting
s'annonce meilleur demain, paraît-il...
Et ensuite, toujours avec mes amis, nous faisons une pause place de
l'église. Un lieu agonisant. Ce centre de la ville, voilà la métaphore
qui explique tout. Un coeur qui ne bat plus. Un café fermé pour cause
de faillite, plus de tabac, plus de PMU. L'autre qui ferme dans une
semaine remplacé par une banque. L' église fermée pour travaux (ou
plutôt pour absence de travaux). On a enfin commencé à refaire le
clocher. Mais ce magnifique vaisseau décrépi est comme Villiers. Une
ville qui a été belle, mais défigurée et étayée de partout. Voilà un
plan que les journalistes auraient pu prendre.
Je m'en vais. Ce soir, je pense qu'il y aura comme tous les soirs le
feu d'artifice de 22h, suivi de la grande parade. Tout le monde aura
tout vu, personne n'aura rien su sur ce que vivent les gens ici. Rien
su du fait qu'ici beaucoup de gens pensent se battre pour que tout
change, alors que rien ne change. Ni l'impunité, ni l'oisiveté, ni
l'argent facile. Ni, non plus, l'énorme gâchis de talents et
d'humanisme d'une jeunesse qui a tant à offrir.
Jamais comme à Villiers je n'ai plus croisé d'élèves si attachants,
capables à la fois des plus grandes maladresses et des plus beaux
témoignages de solidarité. Je rentre chez moi avec cette impression
bizarre qu'on ressent en revenant sur des lieux aimés transformés par
la douleur.
Je suis pessimiste. Pas parce que les émeutes vont continuer. Mais
parce que pour Larami et Moushin, il n'y a toujours que quelques
pauvres fleurs.»
Mathieu Lours-Giorgini